
Très chères prostituées révoltées qui avez, il y a 50 ans tout juste, entamé l’occupation de cette église de Saint-Nizier pour défendre vos droits et lutter contre les injustices qui vous étaient faites, merci.
Grâce à votre courage, à votre détermination et aux militants et militantes qui vous ont soutenues, la vie des prostituées, dont une partie se détermine aujourd’hui comme travailleuses du sexe, a radicalement changé.
Aujourd’hui, les femmes ne sont plus jugées pour leurs choix professionnels, même lorsqu’elles sont mères.
Celles d’entre nous qui décident d’exercer un travail sexuel ne sont plus pointées du doigt par quiconque, et ce quelles que soient les raisons de leur décision.
Celles qui souhaitent changer d’activité sont solidement accompagnées dans leurs reconversions.
L’autonomie et la légitimité des personnes, des femmes et de toutes les personnes sexisées à faire leurs propres choix pour leur propre corps n’est plus remise en question, quel que soit leur passé, quels que soient les drames qu’elles ont auparavant traversé ou non.
Personne ne s’autorise à savoir mieux que nous-même pour nous même.
Plus personne ne considère que « Fils de pute » est une insulte.
La police nous laisse tranquille lorsque nous travaillons dans la rue, et l’idée que nous représenterions une menace morale ou patriarcale pour la société fait aujourd’hui rire de bon cœur.
Les désormais rares agressions que nous subissons sont prises au sérieux et les agresseurs sont pris en charge comme il se doit, car vous avez participé à faire prendre conscience de l’urgence à abolir les inégalités de traitement dans l’espace public selon le genre.
Et la lutte contre les violences et contre l’exploitation sexuelle est efficace, on protège activement, par la régularisation rapide s’il le faut, les personnes que des tiers contraignent à exercer, le démantèlement des réseaux proxénètes est une priorité absolue pour la société.
Merci du fond du coeur.
Ça, les filles, c’est la prise de parole officielle que j’aurais aimé faire aujourd’hui, celle qui aurait pleinement rendu hommage à votre combat, aux risques que vous avez pris.
Mais notre réalité 50 ans plus tard est toute autre.
Alors qu’on vous verbalisait pour avoir simplement souri à des passants, nos collègues qui travaillent en camion reçoivent, elles, dans votre ville et dans d’autres, des amendes pour avoir stationné sur des places de parking ou pour avoir marché en arpentant les rues. Oui, oui !
Les proches que nous avons l’audace d’inviter à manger un bout par exemple sont considéré·es comme nos proxénètes et pénalisables comme tels. Les propriétaires de nos logements sont tenu·es de nous expulser si, pour travailler en sécurité, nous devons le faire chez nous.
Si nous tentons d’éviter les agressions en partageant des espaces de travail avec des collègues, nous nous rendons nous aussi coupables de proxénétisme.
Il nous faut nous cacher, derrière des écrans ou dans recoins isolés, donc dangereux pour attirer des clients.
Alors oui, nous avons bien gagné au passage la possibilité de déclarer nos revenus pour payer la juste somme d’impôts et de cotisations, mais c’est impossible sans compte en banque et… pour pouvoir ouvrir ou même simplement garder nos comptes en banque, il nous faut dissimuler la source de nos revenus. Nous devons aussi mentir chez nos médecins, nos psy, si nous voulons être écouté·es et soigné·es comme tout le monde.
On accuse même notre combat de donner du grain à moudre aux réseaux d’exploitation sexuelle. La belle affaire ! Comme si nous étions celleux qui nient la dignité des personnes, ici migrantes, et qui rendent inaccessibles leur régularisations.
La liste est longue, si longue. Elle est plus longue encore pour nos collègues qui sont des personnes grosses, trans, sans papiers, en situation de handicap etc. J’aurais aimé que nous soyons nombreux·ses ici aujourd’hui à pouvoir décrire nos quotidiens, aussi nombreuses que vous l’étiez.
Vous seriez estomaquées de savoir qui s’est ajouté à la masse de nos opposants et opposantes, de savoir qui harcèle celles qui comme vous, disent publiquement l’injustice abjecte et la violence latente que constituent les lois censées nous protéger. Il faut aujourd’hui être inébranlable, inconscient·e, ou comme moi, très privilégié·e pour continuer de porter cette parole publiquement et à visage découvert.
Alors que nous commémorons votre entrée en lutte, galvanisées et pleines d’espoir le matin du 2 juin 1975, j’aimerais que reviennent dans nos mémoires individuelles et collectives le fait que vous avez également vécu un matin du 10 juin 1975.
Votre expulsion sauvage, indigne, de la part de forces de l’ordre autorisées à se déchaîner sur des femmes qui, pacifiquement, s’étaient permises de prétendre haut et fort aux mêmes droits que les autres citoyennes, et pourquoi pas citoyens. Une expulsion dont la presse a fait ses choux gras à grands renforts de récits et d’images pour le coup racoleuses et indécentes de violence, qui ont nourri auprès de la société le mépris que vous dénonciez, et qui perdure.
Notre réalité ressemble davantage à votre 10 juin qu’à votre 2 juin.
Alors aujourd’hui, le mieux que je puisse faire pour honorer votre mémoire, c’est remercier nos adelphes qui luttent sur tous les fronts, et ils sont nombreux, et remercier nos allié·es véritables, avec une pensée particulière pour celui d’entre-elleux que vous avez bien connu et que des soucis de santé éloignent de cet anniversaire.
Sur ce, jusqu’au moment où, comme vous le vouliez déjà il y a 50 ans, nous accéderons aux droits fondamentaux, je souhaite force, sécurité, liasses de billets et longue vie à tous·tes les travailleur·ses du sexe.
Avec mes respects.
Aline
Bravissimo du fond du coeur et des tripes